“Inadequate toilet facilities; millions of people,
being far away from the bands;
pretending to oneself that one was having a good time and occasionally having
it.”
(des installations sanitaires inadéquates ; des millions
de gens ; être trop loin des groupes ;
essayer de se convaincre que l’on s’amuse et, à l’occasion,
y parvenir vraiment.) 1
anonyme, cité dans “THE 1960s” R.G.
Grant. Mallard Press. Copyright © 1990 by Brompton Books Corporation.
En
1969, me dit mon encyclopédie (c’est une de ces “Encyclopédies
des Années 60” vendues pour rien chez les soldeurs de livres
entre deux ouvrages sur les Impressionnistes ; la couverture est une merveille
de clichéisation : on y voit, autour du “The l960s” dans
un lettrage psychédélique rond et mou, Aldrins sur la lune et
le reflet d’Armstrong dans son casque, Castro et Kennedy (leurs deux
photos, inclinées, semblent vouloir gentiment s’enlacer), les
Beatles, une mini-jupe, Cassius Clay, des C.R.S., Easy Rider, un groupe de
chanteuses noires, un Magic Bus, un soldat américain au Viêt-nam
enroulé dans l’interminable serpent (puisque nous parlons de
clichés) du ruban de cartouches de sa mitrailleuse, enfin l’éternel
instantané du chef de la police de Saïgon exécutant un
prisonnier Viêt-cong et la grimace de ce dernier (il ferme l’œil
le plus proche du revolver) ; par un miracle difficile à élucider
– problème de copyright ? – l’inévitable photo
de la jeune Vietnamienne nue et brûlée au napalm courant sur
une route nous est épargnée. C’est le genre d’ouvrage
qui se termine par : “Nous sommes tous, plus que nous ne le croyons,
des enfants des années soixante”), en 1969, on a marché
sur la lune, Brian Jones, l’un des guitaristes des Rolling Stones, s’est
noyé dans sa piscine, les Beatles se sont séparés et
Paul McCartney est mort, Charles Manson et ses amis ont assassiné une
dizaine de personnes, Bobby Seale, ligoté à sa chaise, s’est
vu condamné à quatre années de prison pour sa participation
aux émeutes de Chicago, le président Nixon a inventé
la subtile notion de “bombardements secrets” aux frontières
du Cambodge, les soldats américains ont attaqué Hamburger Hill
et la famine a tué quelques milliers de Biafrais ; en 1969, le général
de Gaulle démissionnait, Andréas Baader, Margaret Thatcher,
Willy Brandt, les Monty Python, le Concorde, les pirates de l’air, SALT,
Yasser Arrafat, Mohamed Kadafi et la pornographie scandinave faisaient leurs
débuts ; cela allait très mal en Irlande, Felini sortait Le
Satyricon, Visconti, Les Damnés et Stokely Carmichael des Black Panthers,
à la question : “Quelle doit être la position des femmes
?”, répondait : “Prone” (sur le ventre) ; le MLF
apparaissait donc, et les communautés ; en 1969, aussi, les Stooges
chantaient “Ninety Sixty Nine” ; en 1969, enfin, au mois d’août,
sur les longs prés de la campagne de l’état de New York
erraient des gens dénudés qui, dans un brusque instinct grégaire
et naïf, avaient décidé d’échanger (pour combien
de temps ?) leurs allures d’étudiants propres américains
contre celles, plus à la mode, d’inactifs débraillés
citoyens du monde ; leurs larges bannières hindouistiques pourpres,
mauves et détrempées voguaient mollement dans les fumées
d’encens et savaient devenir d’indispensables repères lorsqu’il
fallait retrouver sa place et ses camarades après un long périple
parmi pieds et corps nus afin de rallier la plus proche – quatre à
cinq cent mille personnes plus loin – pissotière (ou faute de
mieux – mais dans un rapport plus grand avec la Nature : le buisson,
bucolique et déjà constellé, gentil arbre de Noël
aux guirlandes d’ouate rose ; voici justement – la porte de la
sanisette de campagne qui se referme derrière lui rattrape par le col
un cyclone de fumée grise qui tentait de s’échapper –
un utilisateur aux cheveux longs noirs et aux yeux rouges (et l’on se
demande si, même ici, l’habitude du secret et la relégation
familiale du fumeur dans ces endroits n’ont pas eu le dessus sur son
instinct communautaire). “Beats the woods!”, “Ca vaut mieux
que d’aller faire ça dans les bois !” déclare-t-il,
avec l’intraduisible laconisme de la langue qui prend naissance et racine
à cette époque ; il le déclare à la caméra
qui vient lui demander ses impressions d’utilisateur. Et de proposer
– quelle couleur locale ! – sa pipe d’herbe à chacun
des opérateurs (qui refusent ; le temps, Dieu merci court, où
quelques cinéastes abusèrent eux aussi des substances toxiques,
où la caméra tremblait, louchait, sautillait, quittait Jimi
Hendrix pour filmer pendant des heures une mini-jupe qu’on ira entreprendre
à la fin de la bobine ou, plus simplement, cadrait ses pieds endormis
puis s’arrêtait pour en rouler un deuxième, ce temps est
heureusement encore loin).
L’équipe des abstinents opérait ici,
dans la grande tradition sociologique toujours d’actualité en
nos temps pourtant plus éclairés, un reportage sur ce “phénomène
de société” (whatever that means est encore une expression
qu’on aimerait pouvoir rendre dans toute sa finesse et sa nonchalance).
Ils avaient filmé avec gentillesse les danseurs qui – No rain!
No rain! – voulaient chasser la pluie (Hey! If we want it real hard,
maybe we can stop this rain!), Ils les avaient regardés, grisés
par leur nouvelle photogénie de masse, patiner et déraper dans
la boue comme, lorsqu’enfants, ils dévalaient sur leurs luges
les pentes enneigées de l’éternel américain de
leurs parents.
Un peu plus tôt, on avait vu à l’écran
l’un des rares adultes du film. Vêtu d’une combinaison bicolore
de pompiste, il maniait avec adresse une énorme pompe à merde,
nettoyait, désinfectait, réapprovisionnait en papier hygiénique
les quatre ou cinq toilettes de l’endroit et ajoutait, touche personnelle
precisait-il, un peu de désodorisant “pour que ce soit plus accueillant
; il aimait bien ces jeunes, n’avait rien contre eux ; il avait deux
fils, l’un était là, dans le public, l’autre au
Viet-Nam”, puis reprenait son travail avec la décontraction de
l’américain sur-mediatisé qui sait quand une interview
s’arrête et, surtout, comment on la conclut par un mot définitif.
L’équipe de cinéastes sociologues n’en demandait
probablement pas tant et aurait volontiers échangé quelques
quarts d’heures de mauvais solos de guitare d’Alvin Lee contre
les merveilleux symboles du nettoyeur de chiottes de Woodstock.
André Perdreau 2,
26 ans, était à Woodstock. On ne le voit pourtant pas s’étaler
parmi les corps torses nus le long des trois volets de la pochette du disque
commémoratif que l’on pouvait, dans les moments de post-festival
depression replier autour de sa tête en un triangle équilatéral
où un peu de la promiscuité fraternelle d’alors vous était
artificiellement restituée. André Perdreau avait poussé
la modestie jusqu’à ne pas apparaître non plus une seule
fois dans le film, pourtant fort long. Sa famille, 20 années plus tard,
en profitait pour mettre en doute sa présence à Woodstock en
ces trois jours historiques de – je cite – Paix, Amour et Musique
(avec d’indispensables capitales, monsieur le compositeur) ; André,
lui, n’en accusait que 1’anonymat dû à son placement
au 253e rang par 1’aléatoire ouvreuse de la cohue et des migrations
journalières des Beautiful People.
Les Beautiful People, mes enfants, se rappelait André
dans ses rares crises d’épanchements de souvenirs (souvent suscitées
par le harcèlement des générations nouvelles, étrangement
avides malgré leur culte teenager de l’immédiat, de la
nostalgie des anciens), crises où il allumait pour un instant la pipe
bonhomme de l’oncle Paul, les Beautlful People n’étaient
pas beaucoup plus beaux que les autres et négligeaient, contraints
et forcés, leur hygiène corporelle, sacrifiant à la Révolution
ou au concept bouddhique du moment leur bonne vieille douche quotidienne de
base-ballers suants.
Les Beautiful People femelles n’étalent malheureusement
pas toutes jolies, blondes, sveltes et topless ; la plupart ressemblaient
aux braves filles que l’on croisait depuis toujours à l’école
et au lycée sans convoitise extraordinaire. Et même les plus
mignonnes ou délurées opposaient quand il le fallait aux impulsions
machistes ou conviviales des Beautiful People mâles les mêmes
réflexes que leurs mères, gantées et chapeautées
de frais à la sortie du temple le dimanche matin, belles comme des
Jacky Kennedy ou des reines d’Angleterre un jour de steeple-chase, avaient
su, opiniâtres, leur inculquer.
A bien y regarder, la libération des mœurs avait
plus de succès chez les laiderons, comme si le bénéfice
final compensait malgré tout pour elles l’énorme investissement
initial de culot, d’amoralité et d’apparente rupture avec
la société.
On s’étonnait ainsi, pour peu qu’on n’eut
pas trouvé dès le départ, déposé dans son
bagage génétique par les bonnes fées, la confiance en
soi qui soulève les montagnes et les minettes (ou la dose de drogue
équivalente), de croiser Loretta Thoth, la fille du laitier de son
enfance, ses lunettes de myope échangées contre un collier de
marguerites, au bras d’un ersatz de Jim Morrison, dépoitraillé,
velu, raybanné et déclamant à un auditoire de disciples
serviles des poèmes soufflés a son oreille par un acide de bonne
qualité.
Et, comme votre acide à vous se décidait alors
à vous révéler sa très mauvaise qualité,
vous grinciez des dents en réalisant n’avoir même jamais
songé à sortir l’insipide Loretta du temps de sa myopie
; le téléviseur noir et blanc de votre cauchemar dérapait
indéfiniment sur la même mire gelée, des cubes de glace
dégringolaient, impassibles, le long du toboggan de votre scoliose,
et, dans un va-et-vient d’ascenseurs détraqués et de haut-le-cœur,
partagé entre l’envie d’en finir avec ce mauvais voyage
et l’angoisse de vomir une partie de votre budget-drogue du festival,
vous étiez prêt à admettre – maigre victoire –
que Loretta, cette vieille amie, ne vous avait tout de même pas quitté
pour n’importe qui... oui, maintenant que vous le dites... n’était-ce
pas là le vrai Jim Morrison ? (je l’ai vu, comme je te vois...
il n’avait rien de si particulier d’ailleurs,
un bon bougre…) 3.
CHAPITRE 1 – ANDRÉ PERDREAU MEETS JIMI HENDRIX
André Perdreau a, le troisième jour du festival
de Woodstock, rencontré Jimi Hendrix.
La photo commémorative, aujourd’hui affichée
dans le salon entre les deux haut-parleurs et qui les montre l’un à
côté de l’autre, est très intéressante. Bien
qu’il ne pose pas, Hendrix y apparaît extrêmement “cool”
4. Il a aperçu le photographe
mais ne réagit pas. Sa main aux (légende oblige)
doigts immenses lève calmement une cigarette jusqu’à sa
bouche 5.
Axiome numéro 1 : Hendrix ne craint pas les photographes,
Hendrix n’est jamais ridicule. Voyez toutes ces incroyables photos !
Voilà un personnage (car nous parlons tout de même
aujourd’hui, du fond des sages années 90 !) à la coupe
(!) de cheveux impayable (dans le pire des cas, un “afro bush”
de près de 30 centimètres de diamètre et aux vêtements
6 inimaginables : sur le cliché qui nous
occupe, il a choisi pour costume de scène la sobriété
d’un chapeau de mousquetaire, une redingote et une chemise de soie (probablement
rose ou fuchsia) ornée d’un jabot large comme la main qui déborde
sur la ceinture. Enfin, un pantalon superbe de “panne de velours”
s’évase sur les chaussures, et ses reflets moirés
percent à travers les années l’écorce noire et
blanche du support de nitrate d’argent pour offrir à nouveau
leurs chatoiements bleu pervenche.
Cool. 7
Parlons aussi des grimaces : toutes les photos de scène
nous le montrent la bouche ouverte, les dents immenses et agressives, les
yeux fermés ; et des rictus, des effets de manches, des contorsions
! Sans parler des lieux communs des guitares-phallus caressées etc.
etc. ; toute cette imagerie a assez alimenté les photomontages décorés
de généreuses projections de peinture des calendriers hollandais
des années 70 et inspiré d’aussi délectables déclarations
que celle de ce député parisien, trop belle pour être
crue : “Si maintenant le monde se dandine sur le bruit que fait un nègre
syphilitique, 1’Occident n’a plus rien à apprendre des
Américains”, pour ne pas réclamer plus grande digression.
Pourtant, jamais Hendrix ne pose. Cet homme peut tout se
permettre 8 Puis, notre homme est noir. Nous
(certaines générations gauchisantes élevées dans
la honte de la colonisation et le souvenir de Luther King) gardons une image
étonnante du noir. Notre mauvaise conscience en fait un surhomme étonnamment
“habile a vivre”.9 Un
complexe d’infériorité (je nous épargne la rengaine
du grand noir mieux membré que le petit blanc), 10
bouton increvable de notre faciès d’adolescent, fait du noir
– dans un même élan que le raciste – un
être plus “cool” que la moyenne.
Ainsi nous voilà lui pardonnant tout. 11
A part ça, Hendrix est grand, maigre,
moustachu et l’étui noir de sa guitare repose en sécurité
contre sa cheville.
A l’intérieur, nous le savons
: la Fender Stratocaster blanche cordée à l’envers. 12
Que n’a t-on pas écrit que n’écrirait-on
pas, sur elle ? Existe t-il meilleur support au rêve que cet extraordinaire
medium ? 13
La photographie a vraisemblablement été prise
devant le backstage de Woodstock. Hendrix et ses musiciens viennent de sortir
de scène et attendent la voiture ou l’hélicoptère
qui va les emmener loin du chaos ambiant. On aperçoit deux autres personnages,
l’un porte autour du cou une croix de guerre allemande et est en train
de se coiffer d’un chapeau (paille ou cuir ?
Au premier plan, deux enfants (les fils d’un fermier
voisin ? les enfants des organisateurs ?), plus intéressés par
le photographe que par Hendrix, qui font face à l’objectif et
curent consciencieusement leurs narines.
Le dernier personnage est André Perdreau. Sa présence,
loin de gâcher l’une des rares photos de Jimi Hendrix hors de
scène, hisse ce document a la hauteur du témoignage d’une
rencontre du troisième type.
André, symbole même de l’altérité,
met en valeur Hendrix. Hendrix auréole André.
Quel André ! Mocassins, pantalon
Tergal, porte-documents d’étudiant en droit (que vient-on faire
avec un tel objet au festival de Woodstock
?) 15 La veste est celle d’Achille Zavatta
16 à carreaux ridicules. Etaient-ils,
André, verts, bleus ou jaunes, les carreaux de ton
incroyable costume ? N’avais-tu pas honte, André, d’apparaître
ainsi déguisé devant Monsieur Jimi Hendrix en personne ? 17
1969. Par un hasard invraisemblable, André Perdreau,
26 ans, marié, un enfant, 18
étudiant en droit travaillant pour les vacances comme manutentionnaire
dans un grand magasin, sur un coup de tête et une scène de ménage,
abandonne tout, investit le “mois” versé par son père
notaire à la Charité-sur-Loire dans un aller-retour pour les
États Unis, assiste au festival de Woodstock et rencontre Jimi Hendrix
!
Dans ses mocassins, son pantalon de Tergal, sa veste de clown,
sa chemisette blanche et – ô consternation ! – une incroyable
cravate de FÉLIBRE ! (deux brins larges d’un doigt pendent du
cou comme la médaille à celui du vainqueur des comices agricoles,
catégorie laitière), André Perdreau côtoie un instant
Jimi Hendrix, le temps pour un comparse de prendre une photo !
Cette photo, longtemps conservée dans la pochette
élimée du disque Electric Ladyland, 19
puis épinglée au mur, cette relique sacrée montrée
en exemple à la progéniture et tenue hors de portée de
ses mains iconoclastes (n’aurait-il pas fallu tout simplement l’encadrer
? non, sa “spontanéité” y aurait
perdu), cette photo est mon plus mémorable souvenir des années
60. 20
ANNEXE : BIBLIOGRAPHIE
En feuilletant les quelques disques, livres, magazines soigneusement
rangés à la lettre H dans la bibliothèque paternelle
(deux rayons s’étalant sur près de 2,50 m), en compulsant
les biographies, photographies, albums officiels et pirates, originaux, rééditions,
compilations, vinyles, cassettes, lasers, partitions, transcriptions, recueils,
journaux réservés aux guitaristes et autres imprimés,
on trouve aliment à sa curiosité et sa nostalgie (deux vilains
défauts puisque d’aucuns nous interdisent une nostalgie d’un
temps d’avant notre éveil...) ; on peut ainsi admirer, en connaisseur
et érudit, (on a dit en effet le goût qu’on a pour ces
détails vestimentaires), un accoutrement d’Hendrix rarement reproduit
dans l’iconographie courante bien qu’ayant été porté
par l’artiste à l’une des dates capitales de la décennie
; il s’agit là encore d’un costume de scène : les
cheveux courts et ronds ceints d’un bandeau, un blue jean à pattes
d’éléphants, une tunique blanche aux manches décorées
de longues, très longues franges tressées de perles bleues qui,
pendant les errances magnifiques du Star Spangled Banner, décuplent
les mouvements du guitariste afin que puisse les apercevoir même le
dernier des 500 000 spectateurs de ce 18 août 1969, troisième
jour du festival de Woodstock (saurai-je jamais si Hendrix avait réellement
dans son entourage un comptable ou un avocat, sosie inconnu de Michel Perdreau,
ou si, au contraire, quelques étudiants sorbonnards n’allaient
pas dépenser leurs économies pour être photographiés
aux côtés d’Evariste Alcindor, Martiniquais de Bobigny,
irréprochable clone de Jimi Hendrix ?
Quant à certaine feuille de paye des magasins Casino
(“dans votre intérêt, conservez ce document sans limitation
de durée”), elle affirme, impitoyable, à qui veut la lire
:
août 1969, heures payées : 160,
absences :
Zéro.
Pascal REGIS, 1992