20 . Oui, ton seul souvenir probablement ; tu as huit ans à la mort d’Hendrix, neuf à

celle de Morrison. Cette photo, tant manipulée (plus par toi que par moi) est un de

ces supports fantasmatiques que tu as su t’inventer. Et on peut réellement se

demander de quel droit tu viens empiéter sur les souvenirs des autres et si ta

“nostalgie” ne devrait pas plutôt s’épancher sur des fantasmes de ta génération :

John Travolta plutôt qu’Hendrix, les boites de nuit disco de New York plutôt que

Woodstock.

Quant à l’histoire la voici, ni glorieuse, ni minable.

Je ne suis pas chasseur d’autographes. J’attendais réellement avec un ami, Claude,

qui était parti avec moi aux États Unis (et qui a pris la photo) un “contact” qui devait

nous fournir (non pas en drogue, mon cher, j’étais loin d’en avoir les moyens) des

cigarettes – mes Gauloises étaient épuisées et le ravitaillement local était absolument

impossible – ainsi qu’une miraculeuse recette à base de jus de pruneau et sirop

d’érable dont on nous promettait le plus grand bien : Claude et moi même,

désorientés par les hot-dogs quotidiens, avions en effet un besoin urgent de faciliter

notre transit intestinal (tu vois que l’introduction scatologique de ton récit atteignait

pleinement à 1a vérité).

Je n’avais pas réalisé que j’étais devant l’accès aux loges des artistes. Je n’avais pas

non plus vu sortir Hendrix. L’endroit était miraculeusement déserté par les

habituelles volées d’hystériques dénonciatrices de la présence des vedettes.

Hendrix s’est cru en confiance et m’a demandé du feu. Tout à mes embarras

gastriques et abruti par trois nuits de mauvais sommeil, ce n’est qu’après avoir

machinalement allumé sa cigarette que j’ai réalisé que c’était lui. Il était trop tard

pour reprendre la conversation.

La photo m’a immortalisé, la chienne, dans la pose constipée de l’admirateur voyant,

désemparé, la baignoire du temps qui lui était imparti se vider à grande vitesse, sans

trouver le mot bouchon qui saurait rentabiliser la chance qui lui est offerte.

Je ne la trouvais pas. La voiture arriva.

Quand à ma tête puisque toi, malgré ton lyrisme, tu n’oses pas t’y attaquer, je la

décrirai a ta place.

André Perdreau (puisqu’André il y a) se trouve à une quinzaine de centimètres

d’Hendrix, séparé de lui par l’étui de la guitare. Ils font tous deux face au bord

gauche de la photographie mais, nous l’avons vu, Hendrix vient de tourner

légèrement la tête vers l’appareil.

Les mocassins d’André s’ouvrent dans un angle de 30 degrés qui assure la stabilité

nécessaire après le traumatisme de la révélation.

Dans le coin droit de ses lunettes noires (“Jean Luc Godard style”, seule concession

a la mode), André aperçoit les doigts d’Hendrix qui lèvent leur cigarette. Pétrifié et

plutôt que de sourire bêtement au monstre, sa bouche se tord de façon pitoyable (un

haricot détrempé qui, bizarrement, suit la même courbe descendante que la

moustache de Zorro d’Hendrix). Et son nez, triangle rectangle ridicule, semble

vouloir l’entraîner tout droit vers le sol comme ces personnages de Tex Avery juste

avant leur chute, la tête entourée d’un manège d’anges, de cloches et de colombes.

Avec l’obturateur qui se ferme, s’immobilise mon souvenir des années 6O, mais,

si grotesque que soit la pose, elle sait pourtant faire la nique aux aigris des années 9O,

collectionneurs sans âmes, érudits desséchés, pilleurs de tombes, et, dans une

aimable révérence, signer son forfait (et sa relecture) d’un M qui veut dire

Michel.

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