(PASCAL REGIS HOME)

DES TEXTES :

 

Réflexions d'André Perdreau
(visées et commentées par son père, Michel)


Speeding Motorcycle
(paru dans Minium Rock'n'Roll n°2 "Rock & Voitures", mai 2005)


Patti Smith et les blaireaux
(paru dans La Carte du Tendre, novembre 2005)


Tulip
(paru dans Minium Rock'n'Roll n°3 "Rock & Chaussures", mai 2006)


De la bouche des martyrs
(paru dans Minium Rock'n'Roll n°4 "Rock & Lèvres", mai 2007)


Bob retrouve Michael
(à paraître dans Minium Rock'n'Roll n°5, "Rock& Lunettes" septembre 2008.) Ici, une jolie photo.

"De la bouche des martyrs" et "Bob retrouve Michael" sont extraits de "Les Filles sont Glamour (Amour & Drogue & Rock’n’Roll)", roman à paraître


Le Top 16 des chansons de bagnoles...


Toute la misère du monde (ou presque)


For all who love and mourn


Speeding Motorcycle (won't you change me?)

In a world of funny changes

Il a 20 ans mais il n'est pas en grande forme. Il est trop gros, trop lent, il a du mal à suivre. Il a bien pris un jour un acide avec Caroline, ils ont parlé toute la nuit - il faisait chaud, il y avait des criquets morts partout - il lui a même montré ses dessins. Mais ca n'est pas allé plus loin avec Caroline.

We've got feeling and we're dang proud of it

Il voulait aussi séduire la bibliothéquaire et il allait tous les jours emprunter des livres. Jusqu'à ce qu'au bout de trois mois elle finisse enfin par lui adresser la parole. Mais c'est pour lui demander « Vous êtes inscrit ici ? ». « Evidemment que je suis inscrit ! Je vous ai déjà emprunté un million de bouquins ! ». Ca, c'est la réponse qu'il trouvera deux heures plus tard, à la maison, et il en fait une chanson.

Pretty girls have taken you for a ride
Hurt you deep inside but you never slowed down

Après il est tombé amoureux de Laurie mais elle en aimait un autre. Elle l'a épousée ; elle est enceinte. Son mari est croque-mort, elle travaille avec lui, et Daniel, qui ne veut pas sortir de l'adolescence se dit que le seul moyen qu'elle s'intéresse à lui c'est de mourir. Pourquoi ne pas mourir, après tout ? John Lennon, lui, est mort le 8 décembre 1980 et Daniel, tétanisé, a passé la nuit a écouter la radio et à tout enregistrer.

Speeding motorcycle; always changing me

Il a 20 ans et il enregistre son oeuvre. Il enregistre ca sur un pauvre magnéto à cassettes posé au bord du piano de ses parents au sous-sol de la maison. Plus tard il va récupérer un orgue électrique et c'est là-dessus qu'il écrira Speeding Motorcycle. Ses gros doigts tapent si fort sur les touches qu'on croit entendre un batteur.

'Cause we don't need reason and we don't need logic

Il enregistre son oeuvre et on entend dans le fond sa mère qui l'engueule : « Trouve toi du boulot, fainéant ». Alors Daniel va travailler au MacDo. On prend sa photo avec son balai mais il ne sera jamais élu employé du mois. Il demande aux jolies vendeuses de placer ses cassettes auprès des clients : « Un sundae ou une cassette de Daniel Johnston avec votre bigmac ? ». Il les vend aussi dans la rue.

Speeding motorcycle, the road is ours

Un jour il quittera le MacDo d'Austin et partira sur la route. Dans un cirque par exemple. Mais pour ca il faudrait... une bécane. Il est un peu retardé mais le rock'n'roll, il sait de quoi il s'agit. Si tu ne peux pas avoir la fille, trouve-toi une guitare ou une bécane. Daniel Johnston voudrait ressembler aux mâles de Steppenwolf. Ou bien être un Hell's Angels, avec un beau blouson en cuir avec un aigle (dans le dos) et une fille (sur le porte-bagage).

Speeding motorcycle, there's nothing you can't do

Daniel est aussi un brave garçon qui croie et cherche pour ce monde un absolu, quelque chose de beau comme une chanson des Beatles ou comme les cantiques qu'il chante le dimanche avec sa famille.

'Cause we don't want to wreck but we can do a lot of tricks

Un jour les medias le découvrent. Daniel téléphone à la station de radio et hurle Speeding Motorcycle dans le combiné, accompagné par Yo La Tengo, présent dans le studio. Yo La Tengo a flairé le songwriter ; ils ne seront pas les derniers.

We don't have to break our necks to get our kicks

Il est un peu simple, ou carrément névrosé. Il fera des séjours en HP. Aujourd'hui on vient souvent le voir en concert comme on va voir un singe au zoo. Si on arrive à le croiser backstage, on le fait parler de King Kong ou de The Incredible Hulk. On ricane. Mais les songwriters voudraient tous avoir écrit Speeding Motorcycle.

Speeding motorcycle, don't you drive recklessly

Vingt ans après, Daniel Johnston dessine encore. Des super-heros et des monstres. Il dessine la Speeding Motorcycle qui devait l'enmener loin de la Virginie, loin du Texas, loin de MTV (parce que MTV c'est Satan et Satan, c'est la douleur), loin du Mac Do ou de David Bowie qui veut être aujourd'hui le premier à dire du bien de son nouvel album, loin des concerts, de toutes ces scènes branchées où il doit monter, terrorisé. Parce qu'il ne sait pas jouer de la guitare, qu'il ne sait pas faire de blagues entre les morceaux. Parce qu'il a assez de lucidité pour se demander ce que le public peut bien trouver à ses shows.

Speeding motorcycle, won't you change me?

Il se dit qu'il n'a rien fait de bien depuis Speeding Motorcycle.

Mais aujourd'hui, il a des amis. Des gens qui l'aiment. C'est déjà ca.

Speeding motorcycle, there's nothing you can't do

Un jour il partira sur sa bécane. Pour le pays calme, le pays des Beatles, de Laurie et de Captain America. Le pays où, pour quelques minutes, on arrive à penser à autre chose. Le pays où on ne connait pas la douleur, celui où on enmène les filles, assises derrière, et elles accrochent leurs bras autour de votre taille et puis elle serrent, fort.

Speeding motorcycle of my heart

LET'S GO LET'S GO LET'S GO

 

Pascal REGIS, novembre 2004 - (paru dans Minium Rock'n'Roll n°2)

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Le Top 16 des chansons de bagnoles...

  1. – Chuck Berry – No Particular Place to Go (extrait de "Chuck Berry" – 1964). Il a tout inventé bien sur et il a inventé ca aussi : le rock et la voiture c’est lui. La guitare, c’est que de la frime pour convaincre la fille de venir dans ta voiture. Après... "Can you image the way I felt / I couldn't unfasten her safety belt" ("Vous imaginez dans quel état j’étais / Je n’arrrivais pas à défaire sa ceinture de sécurité"). Dans cette rime d’une richesse rare s’inscrit toute la future écriture de Jonathan Richman.
  2. Janis Joplin - Mercedes Benz (extrait de "Pearl" - 1970). Bourrée comme un coing, Joplin "compose" cette chanson dans un bar, puis l’enregistre en une prise, a-capella. Métaphysique de comptoir pas si bête, la poivrote demande à Dieu de lui acheter une Mercedes, ce qui lui parait la moindre des choses puisque toutes ses amies ont déjà des Porsches... La voix n’a jamais été aussi ruinée ni aussi insolente. Vous pouvez me dire ce que vous voulez sur Janis Joplin (et sur Patti Smith – qui n’a jamais écrit sur les voitures), je m’en fous, je ne vous entend pas. Je les aime. D’amour.
  3. – Dictators - I Live For Cars And Girls (extrait de "Go Girl Crazy!" (1975). Pas dans la finesse, mais, quand tout est dit, voilà de dignes successeurs de Berry qui n’ont pas peur de s’attaquer aux vrais problèmes. "The fastest car and a movie star are my only goals in life / It's the hippest scene, the American dream and for that I'll always fight" ("Mon seul but dans la vie c’est  d’avoir la caisse la plus rapide et une star de ciné / C’est trop la classe, le rêve américain, je suis prêt à me battre pour ça").
  4. Elliott Murphy - Drive All Night (extrait de "Just a Story from America" – 1977). Gatsby des années 70, Elliott Murphy voulait un rock’n’roll romantique et dandy. S’il n’évitait pas toujours le mauvais goût ("We laughed and drank Perrier with lime" «"n riait et on buvait du Perrier-citron"), il signa avec "Drive All Night" un des plus beaux hymnes à la fugue en voiture (le Coupe de Ville flambant neuve du papa de sa petite amie).
  5. Blurt - The Body That They Built to Fit the Car (extrait de "Smoke Time" - 1987). Mais oui, evidemment. Comment n’y-avait-on pas pensé auparavant ? Le corps fait pour jouer de la guitare. Le corps fait pour arriver au bar. Et surtout, le corps fait pour rentrer dans la voiture !
  6. Barracudas - I Want My Woody Back (single – 1979). Les Barracudas avaient très vite compris que Londres est une ville bien triste quand on y est les seuls surfers et qu’en plus on s’est fait voler son "woody", la petite remorque qui s’accroche derrière la voiture pour trimballer les planches jusqu’à la plage. Complètement anachroniques, les Barracudas s’approprient sans complexe le terrain des Beach Boys et le mélangent avec bonheur à leur punk-garage.
  7. Frank Zappa - Joe’s Garage (extrait de "Joe’s Garage" – 1979). Zappa qui fait du rock garage? L’air de rien, le Stravinski du rock’n’roll ne dédaignait pas la nostalgie de ces bonnes vieilles années 50. Les paroles de "Joe’s Garage" décrivent si parfaitement bien le premier local de répé que nous avons tous connu que ca en devient parfait. Et, une fois n’est pas coutume chez le roi de l’ironie, on est presque ému.
  8. Jonathan Richman - Stop This Car (extrait de "Jonathan Sings!" - 1983). Jojo à son pinnacle. Entouré d’un groupe irréprochable et de deux choristes irrésistibles, il signe là un de ses textes les plus décalés. Toujours en porte-à-faux avec les clichés du rock, Richman – qui avait pourtant débuté en vantant les délices de l’auto-radio – n’aime pas la bagnole, surtout quand elle est conduite par une folle qui grille les feux et que les autres passagers essayent de le calmer en lui proposant de fumer un petit joint. "Arrettez la voiture, je veux descendre !". L’album se termine par "When I’m Walking", ou la joie des pieds de Richman quand ils retrouvent le plancher des vaches.
  9. Jonathan Richman – Dodge Veg-Omatic (extrait de "Rock’n’Roll With The Modern Lovers" - 1977). Déjà en 77, l’emmerdeur numéro Un préférait aux Oldsmobiles de Chuck Berry les voitures qui végètent sur les parkings...
  10. – Captain Beefheart – Dali’s Car (extrait de "Trout Mask Replica" – 1970). Oui, le Captain lui même a écrit sur les voitures.
  11. Kevin Coyne - New Motorway. (extrait de "Sanity Stomp" – 1980). Complètement largué dans des années 80 qui le laissent sur le bas-côté, accompagné pourtant de rien moins que Robert Wyatt et Brian Godding, Kevin Coyne, dans une transe inspirée, prédit un avenir où l’autoroute sera recouverte par l’herbe... L’ancien infirmier psychiatrique échappe ce jour-là de peu à l’internement.
  12. Marvin Pontiac - Small Car (extrait de "The Legendary Marvin Pontiac Greatest Hits" - 2000). John Lurie (Lounge Lizards, "Down by Law") voulait se faire passer pour un bluesman américano-africain des années 40... personne n’y a probablement cru mais l’album reste génial. En particulier ce "Small Car", où des bonshommes tout-petits partent pour une quête lointaine au volant de leurs voitures construites dans des boîtes de conserve.
  13. The Beatles - Lovely Rita (extrait de "Sgt Peppers Lonely Hearts Club Band" – 1967). Quelle drogue étrange que celle qui arrive à faire phantasmer un brave garçon comme Paul sur une contractuelle...
  14. Bob Dylan - Highway 61 Revisited (extrait de  "Highway 61 Revisited" – 1966). Plus que les histoires de bagnoles (et encore, on a sur le même album "From a Buick 6"), Highway 61 c’est la rencontre de Dylan avec l’électricité, avec Bloomfield et la drogue. La sirène de voiture de police qui débute le morceau annonce que le gentil et l’intéressant Dylan folkeux, c’est terminé. Dorénavant Dylan, ca va décoiffer. A donf.
  15. Jefferson Airplane – She has funny cars (extrait de "Surrealistic Pillow" – 1967). Il y quelque chose d’exaspérant dans Jefferson Airplane qui m’échappe toujours. Ca vous file entre les doigts quand vous croyez le tenir. C’est peut-être ce mélange de hippie top-cool et de mentalité de maîtres-nageur californien ou d’apprenti-coiffeuse. Peut-être tout simplement leurs têtes à claques ? En tout cas, cette chanson parle de voiture.
  16. Derek & the Dominoes - Key to the Highway (extrait de "Layla" - 1970). Oui, evidemment, Clapton avec sa barbiche de prof de math et sa présence continuelle sur les écrans est aujourd’hui la chose la plus détestable léguée par les années 60. N’empêche, la reprise du Key to the Highway de Freddy King avec Duane « Skyman» Allman est peut-être le seul morceau de bravoure des super-groupes des 70’s qui reste écoutable. L’équipe de junkies sur-doués partis à la recherche de la clé de l’autoroute comme les troufions de Fernand Raynaud cherchaient celle du champ de tir... Encore un méfait de la drogue.

Pascal REGIS, février 2005

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Toute la misère du monde (ou presque)

C'est un bar à Paris.

Il est tard. C'est un de ces bars qui restent ouverts toute la nuit. Près d'une gare. La clientèle ; des voyageurs (ils ont raté leur train ou ils voulaient passer une nuit de transit bien au chaud sur une banquette de la salle d'attente mais la police est venue les faire sortir ; à une heure à Paris, les gares ferment), des militaires, des promeneurs, des flâneurs sans occupation déclarée ou avouable, des clochards qui viennent dépenser une journée ou une heure de manche. Le gérant - un gros à l'air corse en costume gris - les fout dehors quand ils s'éternisent, avec un coup de pied dans le cul s'ils font du tapage. II vient justement d'en vider un. On l'entend encore crier. II remonte le long de la façade de la gare en hurlant, il réveille les touristes allemands qui ont étalé une longue ribambelle bleue, rouge, jaune, verte de sacs de couchage en travers du trottoir, il fait rigoler les chauffeurs de taxis - qui refusent les petites courses, les banlieusards, les Arabes et les nègres, qui jouent aux dés sur les capots des voitures - les troufions lui crient "la ferme!", mais il continue sa litanie, il la gueule à pleine force, sans effort, sa voix sort d'un corps ridicule mais s'en va résonner, puissante, contre les parois des immeubles, les chambres des hôtels et les vitrines des cafés, une voix de crème aigre tournée qui mouline l'atmosphère et les tympans, une voix grasse, sale, un lent, très, lent écoulement de bile qui goutte et goutte encore sur les nerfs des âmes sensibles (rares à cette heure), que c'est pas possible de voir ça, lui qu'est français, être foutu dehors à son âge, par un jeune con, un truand, un Polonais, un maquereau, un pèdé, une tantouse, un flic, un enculé, alors qu'on sert des Arabes, que c'est un pays de merde, où être français ça ne sert plus à rien alors, mais qu'ils crèvent, tous, lui il se laisse pas faire , il se met pas à quatre pattes, il baisse pas son pantalon, lui, il leur dit pas : allez-y, parce que c'est la guerre, et il les enmerde, ils l'auront pas,

Du café, on l'entend encore; ça couvre le flipper (un Black Pyramid que maltraitent chacun à leur tour deux appelés qui n'arrivent jamais à allumer le Spécial), la radio ("Rivière, ouvre ton lit" par JohnnyHallyday sur Nostalgie); ça couvre les conversations (un gros homme belge au visage poupin congestionné, le cou entouré d'une grande écharpe rouge, échange quelques banalités polies avec un jeune homme désabusé qui l’accompagnera bientôt à son hôtel; deux pick-pockets algériens se racontent leur journée, rient des gros Allemands et des crétins d'Américains, comparent les couleurs de leurs plus belles prises : vert, un billet de 100 yens, orange, avec des tournesols, 50 guiden néerlandais) ; un groupe de touristes anglais bénit chaque minute de cette merveilleuse vingt-troisième heure française où les cafés continuent à servir leurs clients, et braille en son honneur un medley de "Underneath the Arches", bluette sirupeuse et sans âge et de "Yesterday", friandise non moins sucrée ni datée; un ancien fumeur, suçant un bâton de réglisse et buvant des litres de bière, prêche, solitaire, l'abstinence, parle cancer de la gorge, nicotine et triomphe de la volonté et s'avoue atterré de l'inconscience de la jeunesse en particulier et de ses contemporains en général.

"Je te dis d'aller niquer ta mère, retourne dans ton pays, laisse les honnêtes Français, qu'il y a des lois, que t'as pas le droit de leur refuser un café, mais vous êtes tous pareils, tous, vous méritez,  contre un poteau, alignés, la Gestapo, ta ra ta ta ta, pas de quartier ! "

Le clochard est habillé d'un manteau gris trop large et d'un pantalon trop long, ses cheveux noirs et blancs s'émiettent en des mèches huileuses qui balancent devant ses yeux, vaguement loucheurs par là-même les yeux. Il a la barbe du jour, les dents noires ou cassées, il marche en traînant les pieds et un cageot vide,

Au comptoir du bar, il y a Léon. Léon parle à un jeune homme. Le patron, en le voyant s'approcher du jeune homme, lui parler puis lui payer un demi s'est dit : encore un pédé. Pas qu'il ait quoi que ce soit contre les pédés, non. De bons clients souvent. Celui-là tombe même plutôt bien, parce qu'ici les consommations sont renouvelables toutes les heures - c'est écrit sur le panneau au-dessus du bar – et majorées de 2,50F après 22 heures, et le petit jeune, il n'a pas la carrure à trimballer un porte-monnaie d'athlète. Ça lui fera de l'argent de poche, une virée avec le vieux dêgueulasse. Sont généreux, souvent.

Léon, il a tout du vieux garçon. Soixante et quelques années. Chauve. Un tricot de peau, une veste en laine. Des vêtements qui ont vieilli avec lui, les couleurs restées dans les séchoirs des lavomatics, le pantalon qui tire-bouchonne autour du pli repassé de travers, et la doublure de la veste qui s'exhibe sournoisement dans le dos.

Le jeune homme porte un pantalon en jean noir et une veste en jean bleu, une chemisette Lacoste verte, un anneau à l'oreille et les cheveux mi-longs coiffés en arrière par-dessus les oreilles et enduits de gel.

II a 22 ou 23 ans et il s'ennuie ferme.

II s'ennuyait chez lui, il était sortit pour se changer les idées, il s'ennuie ici.

S'il ne repousse pas le vieux con, c'est pour ajouter l'ultime touche de pittoresque, que le tableau soit tout à fait complet, qu'il n'y manque rien, une panade parfaite, incontournable, criante de vérité : nulle.

Parce qu'on voudrait rencontrer des gens mais on tombe sur ce vieux-là. Ça n'est pas de chance. Comment rencontre-t-on des gens d'ailleurs ?

C'est un provincial émigré à Paris.

Il se promène le soir, la nuit, dans les bars et les cafés, dans les quartiers chauds de Paris, puisqu'à Paris la nuit, on s'amuse. Un jeune de province monté à Paris pour... se faire un nom (et il a déjà un surnom : Timo), pour... l'amour de l'Art.., la littérature... etc, etc. Ecrire... A nous deux Paris...

Il écrit des lettres à l'ami d'enfance (le poète) resté là-bas dans le sud, et il invente des soirées plus... parisiennes, des Deux Magots, des Flores. Jaloux comme un bon camarade, l'autre fait semblant d'y croire.

Mais Timo ne sait pas comment on rencontre des gens.

 

Le vieux bonhomme lui parle musique.

Par une de ces coïncidences trop bien ficelées que Timo, impitoyable critique, réprouve chez ses futurs collègues, Léon et lui se trouvent être tous deux amateurs de music-hall.

Cet après-midi chez un revendeur d'occasions, Timo a trouvé un 78 tours original de Maurice Chevalier. Il l'a payé très cher, il était prêt à le payer beaucoup plus cher. II y a ainsi des choses, dit-il, pour lesquelles il est prêt à laisser tout son argent et il n'en a pas tant.

II l'a posé devant lui sur le bar, il boit à sa santé. Maurice a des joues en forme d'abricot et soulève coquinement son canotier. La journée n'est donc pas perdue.

Timo est collectionneur. Il se récite encore une fois la liste intégrale des enregistrements de Chevalier, avec les dates et les maisons d'édition, et il souligne mentalement les disques qu'il possède déjà.

Chacun d'eux est un petit bonheur, chaque abscence un défi, une invite à continuer (et c'est important une motivation). Un jour, la collection sera complète, il pourra contempler une étendue fermée, avec un début et avec une fin, en toute simplicité et plénitude.

Timo collectionne aussi les disques des Stones.

 

- Tiens, Momo ! a dit Léon. Un jeune qui écoute Maurice Chevalier !

- Et alors ?

- Ça m'étonne; je croyais que c'était plus à la mode.

- Moi, je suis pas très à la mode.

- Ah bon ? Dites-voir, c'est un vieil enregistrement, Je crois bien que j'ai le même.

- Ah ouais ?

- Oui. J'ai une collection - celle d'un vieil ami. Il est mort récemment. 80 ans. Et fort ! Vous auriez vu ça ! Il m'a tout laissé. Brave homme. Pas que ça me fasse tant plaisir, vous savez. Je n'écoute plus guère de musique. Avec l'âge, an se lasse, c'est terrible, on se limite à quelques disques qu'on connaît bien et on les écoute de temps à autre... Peut-être plus pour les souvenirs qu'ils nous rappellent que pour leur valeur musicale.

- Vous voudriez en vendre ?

- Quoi ? Les disques de Gérard ? Ma foi, pourquoi pas après tout ? Pour ce que j'en fais... Je sais que ça a de la valeur, n'allez pas croire... Le marché aux puces, les collectionneurs : je connais. Ah, il fallait marchander, alors ! Mais on trouvait des merveilles. Comme ça a changé Saint Ouen ! ... Mon Dieu, combien il peut y en avoir ? 600, 700 peut-être. Des 78 tours. Belle collection. Oui.

Le barman baille en regardant son bracelet-montre et Timo, malgré l'appât du trésor vinylique de Léon ne peut s'empêcher d'ouvrir lui aussi un four immense que Léon ne remarque peut-être pas.

- Mais quand même... J'aurais scrupule à les vendre. C'est une chose... qu'il m’a confiée, n'est-ce pas ? Gagner de l'argent là-dessus... Ça vous aurait un drôle de goût, Puis... disperser une telle collection, quel dommage. L’oeuvre de toute une vie. Le père Gérard... Sacré ! Un ancien plombier. Une crème. Vous comprenez ?

- Mouais... Vous faites monter les enchères, quoi ?

- Moi ? Tenez ; je préférerais les donner. En bloc. Mais attention ! A un amateur  ! Quelqu'un plus a même d'apprécier que moi.

- Sans blague...

Un moment de silence.

Le garçon de café qui a tout écouté passe son torchon d'un air entendu sur le zinc.

Léon commande une tournée.

- Et pas du Viandox ! ajoute-t-il gaiement sans même arracher un sourire à ses interlocuteurs.

Timo et Léon regardent le garçon retourner les verres sur le nettoyeur à pression puis les remplir à nouveau pendant un arrêt prolongé de la conversation.

Avec l'imminence du prochain redémarrage,  les méfiances,  les interprétations tendancieuses, l'ennui, les quêtes inquiêtes de sujets de causerie et de points communs se bousculent au portillon.

Le serveur, discret comme un majordome refermant sur deux amants les portes d'un salon particulier, recule d'un pas vers le percolateur.

Léon  boit  une  longue  gorgée.  Celle-ci,  augmentant  soudain traîtreusement son débit, éclabousse largement son cou et son foulard. Dans la panique, il recule, butte violemment de la main contre la boule nickelée pleine de morceaux de sucre, hurle et écrase les pieds d'un employé du gaz portugais passé inaperçu lors du panoramique d'introduction pour cause de nanisme prononcé.

"Quel maladroit !" pensent en même temps Timo, le barman et le gérant.

"Quel con !" couine le nain outré.

- Quand même,.. Mes excuses... Quel imbécile je fais... Quand même jeune homme, à votre âge, Maurice Chevalier, le music-hall : c'est une autre époque ! Et puis, ces vieux disques qui pleurnichent et qui gratouillent... Et le laser alors ? Enfin... les goûts... Ah... C'est bien bizarre la musique... Tenez ; je ne sais pas si vous écoutez de la musique classique, vous y viendrez peut-être, moi aussi j'ai commencé par les variétés, mais, bon, les orchestrations de Ray Ventura, les flonflons, l'accordéon, très bien, mais ça va un temps. Bon, Qu'est-ce que Je disais ? Oui ; Prenez - je ne sais pas... le Stabat Mater. Un classique n'est-ce pas ? Pergolese, l'Italie, 1735, d'accord ? Un classique ; tout le monde d'accord. Pourtant vous n'imaginez pas l'abime qui sépare deux interprétations. Je réécoutais tout à l'heure un vieil enregistrement ; Bruna Rizzoli, soprano, bon. Très bien. Pourtant, ça ne tient pas, mais alors pas du tout, devant la version qui vient de sortir, de l'Anglais là : Hogwood avec Emma... Machin Chose, Oh la la ! Ultime, incomparable, tout simplement incomparable ! On redécouvre le Stabat Mater, Et grâce à des Anglais en plus, alors quand même, quoi ? C'est étonnant !

- Monsieur travaille au Monde de la Musique ?

- Je vous fais rire ? Oh je ne voulais pas faire de l'épate. C'est que... C'est dans cette différence là... Parce que, quoi ? sur le papier, la partition, c'est les mêmes notes ! Les mêmes. C'est comme Glenn Gould ! Il n'a pas seulement accéléré Bach ! Ah non !

- Accéléré Bach, tiens tiens ? Vroum vroum ?

- Mais oui, pas seulement ! Glenn Gould, celui-là...! Vous vous souvenez de ses chemises ? Et les mains, le regard ! Ah je ne peux pas en parler !

- C'est l'émotion. Ne vous frappez pas.

L'orateur avale une gorgée de bière et en commande deux autres.

Timo s'amuse. C'est intéressant - et tellement pittoresque ! - d'écouter ce phénomène. Ça pourrait faire une histoire. Un personnage, comme on dit. Il pense à Proust (Timo pense souvent à Proust) ; "Premiers crayons de M. de Charlus"; oui, c'est cela : "premiers crayons",  faisons notre métier. Soyons naturellement observateur. Et puis, il y a les disques.

Sans trop l'encourager, puisque les intentions réelles du bonhomme ne sont pas encore totalement éclaircies, Timo consent même à participer à la conversation.

Profitons-en pour tester notre faconde.

- Vous avez raison. Je vais vous dire, la grande supériorité de la musique sur les autres arts, c'est... son mutisme, si j'ose dire. On a beau faire, on ne lui fera jamais rien dire. Même les interprètes qui forcent le plus sur le sentiment, la pédale de vibrato, l'effet, même les symphonies déchirantes de tous les romantiques, les Beethoven, les Schubert : tout ça ne parle pas, ne dit rien. Des notes en l'air et on en fait ce qu'on en veut, La littérature, avec tous ses mauvais poètes, toutes ses "Idées", ses messages, devrait bien en prendre de la graine. II faut se débarrasser de ce fatras. Retrouver la "subtantifique moelle"."

A cet instant précis, une fille en mini-jupe, assez jolie (mais "l'air garce" pense unanimement la clientèle a 96% masculine (les seules femmes présentes étant une anglaise et une pocharde) qui se retourne au passage de ses cuisses), Marie Lenienska, 23 ans, étudiante en philo, amoureuse, sort de la cabine de téléphone du café où elle vient de parler avec l'homme de sa vie pour lui donner rendez-vous tout a l'heure dans sa chambre afin de potasser ensemble Le Nouveau Désorde Amoureux. En entendant Timo citer Rabelais, elle se sent envahie d'un irrépressible mépris qui gonfle un instant sa poitrine comme le cou de L'Hamadryade ou Cobra de Capello royal au moment du combat. La "bonne vieille moelle rabelaisienne" est pour Marie - jeune fille livresque et à la mode - l'étalon de la tarte à la crème, la platitude irrattrappable qui vous classe sur le champ et à jamais dans le camp des ennuyeux à fuir, L'idée obscène de "philosophie de bistrot" s'infiltre et dégringole en un frisson dégoûtant le long de sa colonne vertébrale, Marie règle son coup de fil et son café et sort sans avoir même regardé les deux ombres accoudées au bar qu'elle gratifiera encore pour quelques secondes, avant de les oublier tout a fait – disons jusqu'à ce qu'elle trouve un taxi - de "pauvres, vraiment pauvres cons".

- Ah oui... ah. peut-être oui... si vous voulez. C'est possible... Pourtant. . . mais il faut être musicien, Je ne sais pas si vous jouez, .? Non ? Moi, si, Oh ! A mes moments perdus. Notez que j'en ai beaucoup. Veuf. Bon... Comment ? Du yukulele. Ne riez pas, c'est très difficile, Marilyn Monroe le disait bien, d'ailleurs : c'est tout un Art. Enfin. Je voulais dire, jouer de la musique, c'est... quelque chose... d'étrange, On parle. C'est ça : les doigts bougent sur le manche et bientôt, vous savez, (avec un bon niveau s'entend), vous les regardez bouger et... ça parle ! Et ça en dit des choses ! C'est intéressant quand vous ne déchiffrez plus la partition, que vous ne commandez plus à vos doigts, ça se passe tout seul, quelque chose en plus que des petits points noirs imprimés et des positions bizarres sur les cordes et des sons, Enfin, il s'agit de musique. Les livres, je ne sais pas. Et puis, c'est peut-être une question d'âge.

- Peut-être en effet... Et puis ça, ce sont des problèmes de cuisine interne, c'est aussi important que la marque du stylo de l'écrivain ou le pinceau du peintre. Ça ne nous regarde pas, nous, le public.

- Ah mais non ! Ça n'a rien a voir, justement !

- Mais si, mais si, Tout ça, en somme, c'est de l'exécution :pas de la création. L'écriture, ça, c'est autre chose. Mais, gâchée par tous ces pisse-copies, bien installés dans leur ronron.

- Ah ça, je ne dis pas, mais...

- Croyez-moi !

- Je veux bien.,. Et alors, comme ça, vous écrivez ?

- J'écris, oui. Enfin, je ne suis pas dans le créneau officiel. Et puis c'est un tel travail. Je débute.

 - Ah c'est beau ! Vous avez écrit des livres ? Un roman ?

 - Oui... Pas vraiment. J'al plusieurs travaux en cours. Mais on ne peut pas appréhender mon... travail comme ça... je veux dire, sans une réflexion... sur le rôle de la littérature aujourd'hui. Vous voyez ? Que. . . ce qui compte de nos jours... car tout a été fait, vous comprenez, tout dit, tout écrit; à l’heure actuelle, pondre un nouveau livre, c'est une absurdité, les écrivains actuels sont des... des attardés, voilà. II faudrait ne privilégier que la forme. C'est la seule chose importante. Et la seule qui nous reste. Vous connaissez Nabokov ? Non ? Il dit des choses là-dessus, il dit... enfin, je ne me souviens pas exactement, et puis je ne veux pas vous embêter avec ça...  Joyce aussi...  En bref, seule une contrainte formelle extrêmement rigide peut encore apporter une brise de fraîcheur à un art moribond.

Vous me suivez ?

Il faudrait un exemple... Tenez, écoutez-ça : c'est un poème que j'ai écrit justement. Puisque ça a l'air de vous intéresser...

"L'absorption de bigoudis ? On récolte use vascularisation; et... la chimiothérapie ! Façon zostérienne ! Maîtrisez-le !"

- Pas de bordel ! rugit le gérant, mis en alerte par les éclats de voix.

- Oui. Bon, Je continue :

"Le Kalmouk à la jaquette yucca éclata en gravelures : "Pas sans un warrant - en onciales ! - pour l'illustration de l'hagiograpbe désengagée du xyste : un quart d'univers tapi, paresseux, en une noirceur de lilas. "

...voilà.

- Et bien... en effet.. !

- Hein ? C'est autre chose !

- Oui. Un peu... mais bien.

- Vous suivez la démarche ?

- ...

- La démarche : vingt-six mots principaux, chacun commençant par une lettre différente de l'alphabet et, surtout, chacun pioché au hasard dans le dictionnaire !

Hein ! C'est autre chose que d'Ormesson ?!

- Ça...

Je rêve - c'est un grand projet - d'écrire un livre où apparaîtraient, une fois et une seule, chaque mot du dictionnaire. Chaque mot ! Vous imaginez ? Une somme ! Une Bible !

- C'est beau. C'est beau d'avoir des projets comme ça, beau cette jeunesse. Je ne vous cache pas que vos travaux, n'est-ce pas, je n'ai pas l'éducation pour. Mais c'est intéressant, vraiment. Patron, remettez-nous ça, C'est pour nous en remettre, hé hé... Ah oui, c'est beau. Et puis quelle fougue, hein ? Pas vrai, patron ? Il nous en faudrait plus des comme ça. On sent que vous aimez ce que vous faites, c'est bien. Ah bien sur, vous n'êtes pas tendre avec les autres là, les gens en place ; machin, Bobokov, Mais bon, c'est la jeunesse, ça vous passera,

- On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments.

- Et bien, comme vous y allez !

- Gide !

- Ah peut-être, évidemment alors, mais quand même !

- Non, non, vous comprenez : c'est eux ou moi après tout, et eux à leur époque, croyez-moi...

- Oui bien sur mais.., est-ce bien nécessaire ? Je ne sais pas...

- C'est la guerre !

- Mais non, c'est, pas la guerre ! Allons, allons, jeune homme ! La guerre, si vous saviez.,, nous on a su ! Et rappelez-vous le proverbe ; "On ne peut pas aimer les autres si on ne s'aime pas soi même". Hein ? C'est tapé ça !

- ... Je ne vois pas le rapport.

- Et puis quand même quoi, ces livres, c'est bien des gens qui vont les lire ? C'est comme la musique : un concert sans public, c'est un peu déprimant.

- Et Glenn Gould justement ? Il en faisait des concerts ?

- Glenn Gould, justement, il vendait des disques. Il les vendait très bien même. Non, votre poésie, moi, je n'ai rien contre, mais... qu'est-ce que ça raconte exactement ? Parce que si on n'y comprend rien,..

- Mais on s'en fout ! C'est complètement dépasssé cette notion-là !

- Ah,.. ah.., Ça alors. Mais vos romans alors, de quoi ils parlent ?

- Ils parlent... Ils parleront... je ne peux pas en parler encore...

- Mais quand même !

- Mais vous ne vous rendez pas en compte ; résumer en trois mots... Vous ne réalisez pas le travail que c'est ! Et il faudrait vous dire ça comme ça ! C'est surhumain !

- Quoi ?

- Mais... le travail !

- Ah oui ? Allons...

- Mais oui ! Une Oeuvre...

- Une oeuvre... c'est un travail comme un autre, j'imagine, et le travail... y'a qu'à travailler.

- Vu comme ça...

- Non, je veux bien... c'est vrai, les jeunes, c'est "fonce dedans et dans le brouillard" et tant pis pour ceux qui tombent de part et d'autre ; et allez ! Mais il faut savoir garder... un peu de moralité. Voilà... Ah vous haussez les épaules ! Ça n'est plus à la mode un mot comme ça, Eh bien tant pis ! Parce que sinon, tout est possible ! C'est la gabegie !

- De Gaulle.

- Oui. Bon. Sinon, on se marche tous sur les pieds et on n'a plus rien à perdre quoi. Oui, et ça c'est mauvais. Très mauvais.

- Hum...

- Ah je philosophe, je philosophe ! Si Maman m'entendait... !

- En effet, oui.

- Eh oui...

- Je ne vois franchement aucune raison intellectuellement valable de ne pas mépriser la majeure partie des gens qui m'entourent. J'ajouterai même : c'est très stimulant, C'est ainsi que naissent les grandes oeuvres, les Créations. Lisez Nietzsche, tout est là.

- Je n'ai pas lu Nietzsche. J'ai sûrement tort mais je ne l'ai pas lu. J'ai pas lu beaucoup. Je n’avais pas l'inclination. Il m'en reste un peu quand même : "C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit..." Hein ? Ça avait de la gueule ! Quoi d'autre ? Ah oui ! Au catéchisme, on nous lisait ; "Au commencement  était le Verbe !" Une belle bêtise d'ailleurs ; Au commencement était l'Emotion !

- Vous connaissez Céline ?

- Céline comment ? Je vais vous dire, moi... j'ai vécu seul longtemps, très longtemps : deux ou trois fois ce que tu as d'années. Et les autres étaient, (comme pour toi), autour, ou contre moi, Non : ils étaient au-dessus. C'est ça : au-dessus, Et puis un jour, ça a changé; il y a eu quelqu'un . Ça n'a pas duré : un an, pas plus. Je ne vais pas me plaindre. Il y a des plus malheureux. Oh j'ai souffert mais... c'est pas l'important. Mais cette annèe-là... vois-tu, quand on est deux... (ah, tout de suite, je deviens gnangnan, c'est terrible)... mais, on ne voit plus les choses pareil. Je me souviens, une fois, je m'endormais sur le canapé. Une sieste, quoi. Et Gabrielle à coté de moi qui feuilletait ses albums (elle collectionnait les étiquettes de La Vache Qui Rit. Bon,) Et je me disais (dans un demi-sommeil, n'est-ce pas ?) : "je m'endors content".

On dit "un sommeil de bébé", tu sais. Je me souvenais de dizaines et dizaines d'années passées où je ne m'endormais pas, mais alors pas du tout, comme ça. Et je me pensais ; (oh, tu vas voir, c'est un peu tiré par les cheveux) : quand on est seul, on est tellement occupé de sa personne, qu'on trace comme un cercle autour de soi. Comme une vitre. Pour se protéger d'abord mais après il nous isole du monde, et plus on s'isole et plus on a peur... Alors on a tous ces gens à Paris qui parlent tout seuls dans la rue. Tout seuls. Mais avoir quelqu'un, c'est faire un pas et toucher, là, avec la main, alors, hop ! plus rien, entre nous et le reste. Ah bien sûr, on est à découvert, on va en prendre des gamelles, mais ausi... Tout peut arriver, quoi... Et on n'a plus peur.

 

Léon commande une nouvelle tournée. Du marc, cette fois, pour changer. Pour se réchauffer.

 

- C'est tristement sentimental.

Flash ! Les Anglais posent bras-dessus bras-dessous comme une équipe de football et la pocharde, bombardée photographe, les mitraille d'éclairs réveillant les affalés solitaires. Clic, clic ; plus de pellicule ! Ah consterné britannique !

More ! More !

 

- En fait, vous êtes religieux.

- Moi ? Pas du tout.

- Vous croyez en Dieu.

- Mais je t'assure bien que non.

- Du calme ! dit le patron qui resserre lentement ses cercles de surveillance autour de ces consommateurs prodigues succeptibles de devenir bientôt "fouteurs de bordel".

 

Au loin comme dans un roman policier, on entend le panier à salade qui mugit. On embarque le clochard tapageur nocturne ou on relève Marie Lenienska qui s'est fait violer par des passants ou par son chauffeur de taxi.

 

- Vous me faites quand même bien rigoler, à me donner des leçons. C'est votre âge qui vous permet ça ? Alors, ça serait trop facile ! Il suffirait de vivre... longtemps et on en saurait toujours plus que les jeunes ! Et votre père, s' il était vivant, vous taperait sur les doigts comme au premier jour, "Sais sage fiston" qu'il dirait. Non, c'est vrai ! "Et mon garçon par ci... et quand j'avais ton âge par là... et tu verras..." et les lieux communs au kilomètre... "On peut pas aimer les autres... patati..." Non mais, vous avez trouvé ça dans le Reader's Digest de l'abbé Pierre ? De quoi vous vous mêlez ?  Qu'est-ce qui vous permet ? Allons soyons sérieux ! Je vais vous dire : cette vitre dont vous me parlez, moi je vous vois la trimballer devant vos yeux ! Et avec des verres colorés encore ! Qui vous fait dire : oh la belle vie bleue ! Oh la belle verte ! Mais c'est pas pour nous tout ça, mon pote ! Ça n'existe pas. Pour nous la vie, c'est lent, et c'est triste, Morne. Une rue sordide, une rangée de lampadaires le long d'un trottoir. Voilà pour les couleurs, Bzzz bzz. Ça ronfle, en voilà un qui clignote. Va bientôt s'éteindre, L'est déjà tout blafard. Comme les autres d'ailleurs. Tous pareils. Et chacun garde la tête droite, l'oeil baissé, chacun est très occupé a éclairer son petit décimètre carré, là, à ses pieds. Mais sans s'inquiéter des autres, surtout, Pas d'enmerdements. La médiocrité. Voilà. Voilà une image poétique ! Et avec un message en plus, vous devriez être content. Mais les gens comme vous, ça mord dans tous les panneaux ! Ça veut croire à tout. Comme les bigotes protestantes, à l'armée du Salut, qui pataugent dans la merde à longueur de journée, qui se font vomir dessus par toutes les loques et qui restent imperturbables, tout-sourire, les connes ! Mais regardez autour de vous, vous trouvez ça brillant ? D'ailleurs, votre bonheur, vos siestes, le ciel bleu et les petits anges, tout ça, c'est nul ! Qui aurait envie de ça ? Qui allez-vous convaincre ? Ah ! comme missionnaire, vous vous posez un peu là ! Mais, il faudrait quelque chose de 10 fois, 100 fois plus fort ! Qu'est-ce que vous y connaissez après tout pour juger les autres  ? Vous êtes l'ayatollah du bonheur ? Et si on n'a pas envie d'être heureux ?

 

Les Anglais ont mis Satisfaction sur le juke-box. Tima, emporté par son élan retrouve sa casquette de collectionneur-rebelle des Stones et conclut en un raccourci de teenager :

- Et puis merde ! Fuck off man!

- Yeaaah! crient les Anglais ravis de trouver un interlocuteur.

- Last orders! gueule le plaisantin de la bande et d'un seul mouvement pachydermique le troupeau hurlant se précipite contre le bar. Léon et Timo, pris dans la meute, luttent pour garder l'équilibre de leurs verres.

Emergeant de derrière l'épaule de pilier de rugby de Bill Cheatham, épicier à Portsmouth, Léon lâche, juste avant d'être emporte, impuissant et les deux bras levés au ciel :

- On est bien pourtant... quand des fois... ça fait chaud... au coeur.

Les anglais chantent Rule Britania. Le flipper au fond tremble soudain de ses quatre fers.

- J'espère que vous avez mieux comme morale finale !

- Comment ?

- C'est un cliché ! hurle Timo par-dessus la mêlée,

- Du chiqué ? crie Léon alors que - cla cla cla ! - le Black Pyramid lâche enfin, apothéose ! ses trois parties gratuites.

 

Dehors, c'est 5 heures, les lampadaires s'éteignent, la gare ouvre ses portes et les premiers trains s'agitent, déjà prêts à partir.

Pascal REGIS, 1991
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For all who love and mourn

I did not write a farewell note on the guestbook on the official site and I did not tell the Group how I felt or how I already missed Kevin Coyne. Maybe because I’ve been so busy with all these messages and things to do and press releases and trying to find a (cheap) way to go to the funeral in Nuremberg. But now, when it’s all over, why can’t I express my grief and mourning like all my friends ?

Did you read the poem that Catherine posted on Coyne’s guestbook (« Voice of the body, voice of the soul ») ? Catherine is my girlfriend ; she sent an e-mail to tell me she posted that poem (« for Helmi and Pascal and all who love and mourn » I can hardly read this and not cry). I did not even know Catherine wrote poetry. What does it take, what do we need to relate and talk to each other (and no, I’m not just talking about my couple here). What does it take ? Death ? One of my favorite writers, Thomas Pynchon, once wrote that he believed the only real subject of a book was death. How people faced death and the idea of death.

Kevin’s death sent memories of my father’s death, some twelve years ago. That terrible feeling of injustice. And, yes, what else could matter ? What else ? Life I suppose. Life with Art. His Art, your Art, my Art. Whatever helps us to get through.

I could die, we could die ; who did not, at one time or another, think of putting an end to a bad day. But one could also live, thanks to Art. Kevin’s Art helped so many people. People living in a house on the hill. People like you and me. People who need someone as strong as Kevin. Someone who sees things in a certain way and shows them back to you. And that helps.

I’m a fan, I love his music and lyrics. So I made this web-site about Coyne which a lot of people enjoyed, although it only used the stupidest part in me, the collector part ; the part of me which writes down – tries to pin down – whan cannot be written down : Art. Kevin would always giggle when I ventured to ask for a biographical detail or an explanation for some strange lyric that got the whole group puzzled. He did not care a bit about talking about all this shit. The artist does not explain his work. His work speaks volumes. And no more.

But Kevin loved to talk about the old days and the people he met or played music with. Those few moments I spent talking with him remain with me as strange out of time or space moments. Not that he was bigger than life. For instance, Kevin loved to fart while talking... Kind of cooled you off when you thought were in the middle of a great interview or reminiscing. Kevin did not believe in bigger than life characters (I reckon). Kevin believed he was an artist, is all.

So I put on another of his discs and listened. At first, it was too hard. « Something gone wrong » got me crying again. It was too soon. I remembered the 100 Club a month ago, how Kevin told me that was one of his favourite songs.

Then the music became music again, with all its healing power. It worked again.

The friend was gone, the music remained.

And I thought to myself : I could sing « Something gone wrong » too, record a whole different version with some sort of punk-rock guitar, the furthest possible from the original.

To show I care ? To prove myself something ? To do something, to say : I’m alive.

And you better believe it.

Pascal REGIS, Dec 5 2004 - The Kevin Coyne cover is here

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