PASCAL's KEVIN COYNE HOME PAGE
L’HUMA 12 2 2005-02-11
Magnifique
infréquentable
Il
y a des moments retournants dans la vie. Jadis, on était à Bourges,
pour une soirée qui présentait Kevin Coyne en première
partie, puis U2. Le public à l’évidence ne connaissait
pas Kevin Coyne. Le public avait choisi d’être sourd. Nous, on
était là pour lui. Pour cette voix unique, écorchée,
un rasoir sur des nerfs, une voix blessée et royale, dissonante et
limpide, mais qui, étrangement, nous rendait sensibles à la
pulsation de la vie aux poignets, à la joie fêlée, souveraine,
d’être là, inquiétés et à vif, et
en résonance à tout ce qui remuait secrètement en nous.
Kevin Coyne chantait pour ne pas plaire, il chantait pour faire entendre les
cris muets de ceux qui ont peur et de ceux qui ne se débrouillent pas
pour oublier qu’il doit y avoir autre chose que ce qu’on leur
propose. Ah, évidemment, ce n’est pas de tout repos, Kevin Coyne.
Ce n’est pas gentil, mignon, propre sur soi et bien dégagé
sur les oreilles. Ce n’est ni charmant ni rassurant. C’est une
musique en déséquilibre, du blues cassé, une rythmique
qui cogne, une voix qui se pose là où il ne faut pas. On ne
sait plus du tout où on est, il y a des étincelles de chanson,
des élans rock, des zébrures atonales, on ne sait même
pas si c’est triste ou gai - les deux, mon général. Les
règles d’étanchéité entre les genres, les
registres, les catégories, se volatilisent, et sur scène, ma
foi, c’était, dieu merci encore pire. Kevin Coyne invitait à
la transe avec cette voix de prière et sa rythmique obsédante,
mais il passait de l’incantation brûlée à la bouffonnerie,
et on se rendait compte que c’était la même chose, jamais
tranquille avec Coyne. On ne pouvait pas se dire qu’on assistait à
une cérémonie ravageante non, on était obligé
de sauter dans la clownerie, mais le clown avait un couteau... La scène,
pour Coyne, c’était un moment où faire advenir une vérité,
double, dangereuse, affolante, celle d’une humanité fracassée
et splendide brutale et pleine de rêves. Le public de Bourges n’en
voulait pas, de Kevin Coyne. Trop dérangeant trop gênant, trop
là, présence compacte, voix ébréchée et
somptueuse, trop de contradictions, trop de violences faites au confort de
celui qui attend gentiment qu’on le séduise. Le public ne voulait
pas que la douleur s’affûte en ironie, que le silence soit musique,
que quelqu’un chante comme s’il y allait de sa vie et jette le
tout comme si c’était, aussi, une blague. Alors Coyne les a « cherchés »,
comme on dit dans les bagarres. Ils étaient ce contre quoi il chantait,
ce qui précisément donnait à sa voix cette beauté
absolument nue, cette fièvre en dedans, cette liberté folle,
ils étaient ce qu’il refusait d’accepter chez les humains,
la peur de ce qui vient de dessous le conscient, la peur de ce qui brouille
les pistes, la peur de ce qui refuse les modèles, la peur de ce qui
essaie de dire une vérité, et qui doit inventer un langage pour
ça. Il fut donc remarquablement insolent, provo, goguenard, teigneux,
et finit en montrant ses fesses. Aoh ! Pas beau. Infantile. Oui, Kevin
Coyne n’a jamais voulu être « acceptable ».
C’est un infréquentable magnifique. Et il faut bien dire que
cette insulte finale, devant des jeunes gens persuadés d’être
des rockers dans l’âme, n’était pas sans pertinence.
Après, il y eut U2. La grand-messe, le message, la voix d’or,
le « total contrôle », l’harmonieux comme
il faut, les soli comme il faut. Rien qui chiffonne, rien qui détone,
le public a enfin une excellente image de lui-même, et de surcroît
il en a pour son argent, parce que, hein, quand même, Bono, il fait
tout dans les règles pour bien nous montrer qu’il est une grande
voix... Ah, non seulement on s’ennuyait (il se passe quoi, là ?
Mais rien, bien sûr), mais on était, pour tout dire, bleus de
rage. Quelle idée, programmer ensemble un grand dévastateur,
un dézingueur des bonnes petites habitudes, un fauteur de troubles
qui fait bouger l’âme, qui fait pleurer dedans, et on est en fraternité
et en déchirement, et un groupe tout bardé de recettes et de
bonne conscience. D’accord, c’étaient les débuts
de U2 et Bono n’allait pas encore à Davos. L’ennui, c’est
que c’était clair : Kevin Coyne ne pourrait que rester un
marginal. C’est vrai que si on vivait, dans un monde capable d’aimer
nombreusement, si l’on ose dire, Coyne, ce serait forcément un
monde sacrément différent.
Kevin
Coyne est mort en décembre dernier, à soixante ans. Les Doors
lui avaient demandé de chanter dans le groupe reformé. Mais
il n’aimait pas les pantalons en cuir. On trouve difficilement ses disques.
Demandez-les. Ils seront peut-être réédités :
Virgin est bien moins intrépide qu’autrefois, mais s’il
y a demande... Écouter K. Coyne, c’est écouter ce qu’on
ne s’est pas dit.
Kevin
Coyne : quelques titres : Virgin
Marjory
Razorblade, Beautiful Extremer etcoetera,
Life
is almost Wonderful...